L’homme et l’enfant avaient atteint le bout du bois : à leurs pieds l’Elnon tournicotait dans ses roseaux, ses joncs et ses poules d’eau. Sur l’autre rive, des vaches pâturaient consciencieusement.
« Alors, c’est là, la France ? demanda l’enfant qui regardait les vaches françaises.
– Eh oui, répondit le père. Le pré, c’est la France ; le bois, ici, c’est la Belgique.
– Pourquoi ? Demanda l’enfant.
– Oh là ! C’est très compliqué. Faudrait demander ça à l’instituteur. Tout ce que je sais, c’est qu’autrefois, la France était plus loin que le Rieu. Et qu’une autre fois (il y a longtemps), la France était de ce côté-ci du Rieu ».
Il y a eu un silence. L’enfant s’était assis dans les roseaux, au bord du même Rieu. Il avait ôté ses souliers pour s’y tremper les pieds et regardait, songeur, les têtards qui zigzagaient dans l’eau. On était en juin. En France, comme en Belgique, tout poussait. Il fait beau. Des ramiers franco-belges passaient et repassaient la frontière. Il n’y avait un douanier à l’horizon.
« Et le Rieu ? C’est la France ou bien la Belgique ?
– Ni l’une, ni l’autre. Ou les deux à la fois : c’est la frontière.
– Bon. Supposons que j’habite là (et il pointa du doigt un minuscule ilôt de limon belge qui affleurait à peine au-dessus des lentilles d’eau). Je ne serais ni belge ni français ?
– Ben, euh… oui, en quelque sorte.
– Ah bon ? C’est intéressant.
– Pourquoi ?
– Comme ça. Toi, tu es belge. Maman est française. Moi, j’aurais été frontière. Non. J’aurais été du Rieu. J’aurais été… elnonien.
– Viens. On rentre. »
Le lendemain, l’enfant revient seul aux rives du Rieu. Il s’était muni d’une petite pelle-bêche. Le travail commença : lentement, mais imperturbablement, il attaqua les deux berges. Une pour papa, une pour maman : une première pelletée de terre volée à la France fut octroyée à l’îlot qui se mit à grossir à vue d’oeil. Après quelques heures, la France se vit ainsi spoliée d’un mètre carré de superficie. Et la Belgique itou. Alors l’enfant arrêta là son œuvre géopolitique et vint prendre possession de sa terre.
« Voilà, se dit-il : je viens de fonder un pays. Et maintenant, les choses sérieuses.
D’abord, il me faudra faire des timbres. Et puis des cartes d’identité. Et encore des lois. Je serai président. Président de la république de l’Elnon, libre, une et indivisible. Sur le timbre, sera écrit R.E. Avec des roseaux et une poule d’eau. Là, à la pointe de l’île, il y aura un port et une jetée à contre-courant. Là, je planterai un saule : ainsi les crues d’hiver n’emporteront pas les terres. Là, je… ».
L’enfant revint le printemps suivant grâce au travail de l’érosion. Les deux berges encore perdu un bon mètre carré d’alluvions elnoniennes. Et il se remit au travail. Aujourd’hui, trente ans après ce fait véridique mais non constaté, la France a perdu très exactement quinze mètres carrés de superficie. Et la Belgique, dix-sept. Ne le dis à personne. Les autorités se fâcheraient.