Le père bredouille

Le père bredouille

Habitait près du fleuve un homme déjà âgé et qui aimait pêcher. Fin connaisseur du monde aquatique, il savait où ferrer la carpe, dénicher la tanche ou traquer le brochet. D’autres pêcheurs venaient souvent le consulter, qui pour une esche, qui pour un appât ou une ligne. Sa bibliothèque, volumineuse, ne contenaient que des livres halieutiques, comme celle du chanoine, des ouvrages théologiques. Et quand le soir il rentrait chez lui, la bourriche débordant de beaux poissons d’argent, tout le monde des gens d’à terre le complimentait de son savoir-faire.

Or, un jour, toutes ses pêches miraculeuses cessèrent brusquement. Et lorsque l’on demandait à Ursmar pourquoi il ne rapportait plus le moindre goujon, il répondait vaguement, invoquant tantôt la pollution, tantôt la malchance, tantôt les changements de temps. Mais les gens d’à terre ne s’y trompaient pas : ils voyaient bien que les autres pêcheurs revenaient du fleuve la bourriche bien remplie, mais ne savaient plus que penser.

A la longue, ils se mirent à le railler, tant qu’à la fin ils l’affublèrent du sobriquet de « Père Bredouille ». Lui ne s’en offusquait guère et persistait à côtoyer le fleuve, jetant sa ligne par-ci par-là.

Un jour, une fillette un peu curieuse surprit le Père Bredouille occupé à pêcher. Quelle ne fut pas sa surprise de voir qu’il n’y avait pas d’hameçon au bout de sa ligne ! Jusque un petit sac de mailles rempli de terre mêlée à des graines. Elle osa lui parler :

« Père Bredouille, il n’y a pas d’hameçon au bout de cette ligne. »

L’autre sourit puis dit :

« Cela est vrai. Je m’en vais te dire pourquoi, mais que cela reste entre nous. Tu vois, j’ai perdu le goût de la pêche.

– Et pourquoi donc ?

– J’ai beaucoup réfléchi il y a quelques années. Mettons-nous à la place d’une poisson qu’on vient de pêcher. Te rends-tu compte de son supplice ? Imagine que tu marche le long de l’eau et que tu voies apparaître un magnifique gâteau. Tu l’avales aussitôt sans savoir que dans le gâteau il y a un croc de fer qui te perce les lèvres, le palais ou même les entrailles. La corde attachée au croc te tire au fond de l’eau où… »

La fillette se mit à pleurer.

« Excuse-moi, petite. C’était pour te faire comprendre. Tu vois ? Maintenant je ne pêche plus. Je me contente de nourrir les poissons et de regarder mon bouchon dériver au gré du vent et des risées de l’eau. C’est beaucoup et cela me suffit.

– Mais il y aura toujours des pêcheurs.

– Sans doute. Mais je ne fais plus partie de leur société, même si je paie encore mon permis. Les poissons, vois-tu, sont comme toutes les bêtes. Mais voilà, eux ne savent pas crier. »