La montante et l’avalante
Entre eux, les gens d’à bord se distinguent entre « montants » et « avalants » : les premiers filant vers l’amont, les seconds vers l’aval. Cela peut sembler banal et évident, mais cela a bien des effets sur la vie des bateliers. Ou bien l’on ne fait que se croiser en se saluant de derrière les vitres de la « marquise » de pilotage, ou bien l’on redescend le fleuve de concert.
Par un mois d’avril mitigé, une péniche qui descendait la Scarpe depuis Douai en croisa une autre qui remontait le même cours depuis Anvers. La première s’appelait La Belle Ecoute et la seconde L’Oriflamme. A bord de l’une vivait une demoiselle qui avait nom Antoinette. A bord de l’autre vivait un jeune homme qui avait nom Pierre-Marie. Dans cet éclair passager, Antoinette et Pierre-Marie se crucifièrent d’amour non avoué, mais bien deviné depuis le ras de l’eau. A partir de cet instant furtif, chacun pensa à sa chacune. Tous deux avaient dans leurs yeux et leurs coeurs l’image nette de l’autre jusqu’au moindre détail : Antoinette suspendait au fil tendu au-dessus des écoutilles un jupon mirifique, à faire pâlir d’envie une reine d’Autriche-Hongrie. Pierre-Marie, au torse bien découplé et habillé comme il se doit de son gilet croisé à six boutons, surveillait l’étrave de L’Oriflamme. Tout fut dit sans être dit en cet instant-là.
Le temps de l’eau passant, nos Tristan et Yseut devinrent mélancoliques.
« Père, disait la fille, quand remontons-nous vers le nord ?
– Je croyais que tu n’aimais pas la Zélande ? Bougonna le père.
– Oui, mais j’ai changé d’avis.
– A bord, c’est le fret qui décide. »
« Mère, disait le fils, quand reverrons-nous Gand ou Anvers ?
– Nous n’y avons aucun amarrage familial », bougonna la mère.
Au fil de l’eau et des escales, Tristan et Yseut déprimèrent de plus en plus.
« Qu’as-tu donc ? disait le père à sa fille. Je ne te reconnais plus.
– Moi non plus », répondait la fille.
« Qu’as-tu donc ? disait la mère à son fils. Tu maigris plus que du hareng saur.
– Je ne sais pas, je ne sais plus », répondait le fils.
Après des mois et des mois de navigation, les deux péniches se retrouvèrent bord à bord sur la Mayenne. Tristan et Yseut se tombèrent dans les bras en une avalanche de baisers. Ils mirent leurs parents le dos au mur.
« C’est elle ou c’est rien, dit Pierre Marie.
– C’est lui ou je me noie », dit Antoinette.
Les parents souriaient devant la violence amoureuse de leurs propos.
« Pourquoi nous avoir fait si longtemps attendre ? demandait l’un.
– Pourquoi ces chemins d’eau où nous ne faisons que passer ? demandait l’autre.
Les gens d’à terre ont bien de la chance, qui peuvent se trouver et se retrouver quand ils veulent. Taisez-vous, dirent les parents. Sans nos voyages, vous vous seriez oubliés. »